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Tribunal Suprême

Monaco

19 octobre 1949

Société des Bains de Mer et du Cercle des Étrangers à Monaco.

Contentieux Administratif

Abstract

             
  Acte législatif
  Motivation.
  Droits et libertés constitutionnels
  Atteinte au droit de propriété - législation exceptionnelle et temporaire - reconductions successives possibles - circonstances économiques et sociales non modifiées.

Le Tribunal Suprême

Vu la requête introductive d'instance en date du 22 avril 1949, tendant à l'annulation de la loi n° 496 , prorogeant les dispositions de la loi n° 424 , et ce, pour violation flagrante et formelle de l'article 9 de la Constitution ;

Vu le mémoire en réponse en date du 11 mai 1949, présenté au nom de Son Excellence M. le Ministre d'État et tendant au rejet de ladite requête ;

Ouï en son rapport M. René Barjot, membre du Tribunal Suprême ;

Ouï Me Marcilhacy et Me Fourcade, tous deux autorisés à présenter des observations orales à l'appui des mémoires susvisés déposés au nom de la Société des Bains de Mer et de Son Excellence M. le Ministre d'État ;

Ouï M. le Procureur Général Portanier en ses conclusions ;

Après en avoir délibéré conformément à la loi :

Sur le moyen tiré de l'absence de motifs dans le texte de la loi n° 496  :

Considérant qu'aucune règle constitutionnelle n'impose au législateur l'obligation de mentionner d'une manière explicite les motifs ayant inspiré les dispositions par lui édictées ; qu'au surplus ceux-ci ont été rappelés dans l'Exposé des Motifs soumis au Conseil National dans sa séance du 25 février 1949 et se confondent avec ceux, dont le Tribunal Suprême a, dans sa décision du 10 décembre précédent, reconnu la légitimité ;

Sur le fond :

Considérant que si des reconductions successives s'appliquant à une législation exceptionnelle et temporaire tendent à lui conférer un caractère de quasi permanence inconciliable avec les dispositions de la Décision du 10 décembre 1948 , qui n'a reconnu la validité constitutionnelle de la loi interdisant la transformation des hôtels en locaux d'habitation qu'en raison de la durée restreinte de son application, il résulte de l'instruction et des débats que les circonstances économiques et sociales ayant motivé cette décision ne se sont pas modifiées d'une manière suffisamment caractérisée pour permettre de considérer comme définitive l'atteinte portée au droit de propriété par la réglementation critiquée ;

Que d'ailleurs, les projets de rééquipement hôtelier dont il a été fait état à la barre et qui soulignent le caractère provisoire des mesures législatives, dont s'agit, sont appelés à mettre un terme à un régime restrictif des droits patrimoniaux, dont l'article 9 de la Constitution Monégasque assure l'inviolabilité ;

Par ces motifs :

Rejette la requête de la Société des Bains de Mer ;

La condamne aux dépens.


Contentieux Administratif

NOTE commune aux deux décisions des 10 décembre 1948 et 19 octobre 1949 (J. C. P. 49, 11, 5228).1. - En un article publié ici-même (De l'inconstitutionnalité des lois dans le droit nouveau de la IVe République : J. C. P. 47, 1, 613), le très éminent doyen Gény rappelait (Cf. sa Science et technique du dr. privé positif, 1934, n° 291, p. 86, 93) la convenance, qui est de doctrine générale (Cf. Hauriou, Princ. de dr. constit., 1923, p. 296, 371. - R. Carré de Malberg, Contrib. à la th. gén. de l'État, T. II, 1922, p. 581. - Duguit, Tr. de dr. constit., 2e éd., T. III, 1922, p. 581), de considérer et de maintenir la concordance des lois ou décrets-lois à l'autorité et superlégalité de quelque article de déclaration de droits ou de constitution rigide. C'est en réalité, le problème que très juridiquement, pour l'application de l'article 9 de la Constitution monégasque (Delpech-Laferrière, Les Constitutions modernes, T. II, 1929, Europe, p. 191), posait la requête (15 septembre 1948) introduite par la Société anonyme des Bains de mer et du Cercle des étrangers aux fins d'annulation pour inconstitutionnalité d'une loi n° 485 du 17 juillet 1948 ayant prorogé pour six mois l'interdiction, édictée par la loi antérieure n° 424 du 20 juin 1945, jusqu'à l'expiration d'une année après la fin dûment constatée des effets de l'état général de guerre sur les intérêts de la Principauté, de la transformation des hôtels (fussent-ils inexploités) en appartements et de la transmission (quel qu'en soit le mode) des éléments matériels et incorporels du fonds. Politique économique, présentée comme destinée à servir l'équipement et la défense touristique de Monaco (Exposé des motifs et Rapport Marquet, Séance du Cons. Nat., 17 juillet 1948, Annexe au Journ. de Monaco, 27 septembre 1948, p. 334) et obvier à des spéculations de lotissement (Rapp. Aureglia, ib., p. 322). Mesure adoptée, non sans crainte avouée (ib., p. 284, col. I), d'une instance devant le Tribunal suprême, mais avec résolution de maintenir, nonobstant la nécessité de vendre affirmée par la Société requérante pour le rétablissement de sa trésorerie, les desseins et le refus exprimés dans une lettre (17 juin 1948) du Ministre d'État. La contre-requête (7 octobre 1948) ne manquait point, pour sa part, d'affirmer l'intérêt collectif et les fins économiques de la loi incriminée, et rattacher cette disposition au bouleversement mondial et à la fatalité des idées touchant la nature de la propriété et les contraintes afférentes.II. - Il convient, dès l'abord, pour l'intelligence des documents et arguments de la cause, de garder le souvenir, d'une part, de cette donnée que les vocables « terme » et « provisoire » ont leur place et emploi dès que la date seule est indéterminée d'un événement futur (Cf. Josserand, Cours de dr. positif fr., T. II, 3e éd., 1939, n° 721, p. 452. - Planiol, Ripert et Boulanger, Tr. élém. de dr. civ., T. II, 1943, n° 1492, p. 494), et, d'autre part, de cette notion jurisprudentielle que « l'intérêt général » peut légitimer, au motif de moralité publique ou de défense nationale, la restriction d'activités individuelles, sauf charge corrélative pour la collectivité de réparer les conséquences onéreuses d'une mesure envisagée, la jurisprudence ayant, à défaut de la loi, l'office de déterminer la marge de préjudice non indemnisable.Cette notion s'est, en vérité, fort élargie (Cf. Hauriou, Précis de dr. adm., 12e éd., 1933, p. 59, et note (II) sous Cons. d'État, 29 août 1921, Sté Prenier et Henri : S. 1928, 3, 41. - R. Boulloche, L'évolution de la notion d'utilité publique depuis la guerre, th. Paris 1937. - Walline, Man. élém. de dr. adm., 4e éd., 1946, p. 378. - Cons. d'État, 14 janvier 1938, Sté des Produits laitiers La Fleurette et Cie gén. de la Grande Pêche : J. C. P. 1938, II, 677 et note J. Mihura ; D. 1938, 3, 41 et note Rolland ; S. 1938, 3, 25 et note P. Laroque. – 21 janvier 1944, Caucheteux et Desmonts : S. 1945, 3, 13). Les luttes d'intérêts et les poussées économiques, variables selon les temps et les besoins (Cf. Josserand, De l'esprit des droits et de leur relativité, 1937, p. 341, 395, 423 et Configuration du droit de propriété dans l'ordre juridique nouveau : Mélanges Sujama, 1940, p. 15. - Roubier, Théorie générale du droit, 1946, nos 18 et 19, p. 164, 184), ont donné cours à un agencement des situations juridiques et à des limitations de la propriété avec une rigueur, qui dépend aussi de la densité de la population, de la conscience et du souci de la liberté personnelle, des difficultés du maintien de l'ordre (Cf. Mestre, La notion de la propriété d'après Duguit : Arch. de philos. du dr. et de sociol. jurid., 1932, p. 166. - G. Pirou, Léon Duguit et l'économie politique : Rev. d'écon. pol., 1933). Le « terrain du notionnel », selon l'expression du doyen Morin (La révolte du droit contre le Code, 1945, p. 104) n'est plus du tout d'un droit de propriété absolu. La raison civiliste et la doctrine religieuse sont à cet égard en un remarquable unisson (Cf., d'une part, Pie XI, Encycl. Quadragesimo Anno, 1931, et Nos es Muy, 1937. - P. Cavallera, Précis de la doctr. soc. cathol., 1937, p. 166. - Desqueyrat, La propriété, 1939, p. 141, 209, et, d'autre part, Planiol, Ripert, Boulanger, op. cit., t. I, 1946, n° 2716, p. 892. - A. Colin et H. Capitant, Cours élém. de dr. civ. fr., par Julliot de La Morandière, 1947, T. I, n° 961, p. 773). La loi de sacrifices à subir par la propriété a été énoncée par Laferrière (Tr. de la jurid. adm., 2e éd., 1896, t. I, p. 529, 537) en formule non dépassée de puissant raccourci et relief décisif. L'exactitude est, enfin, de plus en plus vérifiée de cette observation (Desqueyrat, op. cit., p. 192. - Cpr. Cour Supr. U. S., Tyson et Bentton, S. 418), quant au compromis perpétuel de la vie juridique que « la tentation du législateur... toujours... de suivre la réalité d'aussi près que possible... est disposition louable, à condition de ne pas exagérer sous peine de nier la raison d'être du droit... Or, le droit a pour but de prévenir les conflits, et non de les susciter ».III. - Aussi bien la systématique du droit public connaît le type de constitution où l'affirmation des libertés individuelles a été assortie d'une garantie, et celle-ci cherchée, dans l'attribution à un tribunal suprême du pouvoir de « mettre hors fonction », le cas échéant, les lois où il décèlera une contravention à un principe organique (R. Carré de Malberg, La loi expression de la volonté générale, 1931, p. 119, 121 et La Sanction des princ. constitut : Ann. internat. de dr. pub., 1929, p. 144 et s.) : une loi peut apparaître comme une faute, et cette faute, même si elle n'est que provisoire, la priver de force normale et d'intangibilité. C'est précisément la matière propre à la Constitution monégasque : une décision (Blériot, 3 mai 1934 : Corvetto, op. cit., p. 135), rappelait et jugeait expressément « que le Prince agissant dans la plénitude de sa souveraineté a entendu volontairement assigner à toutes les autorités, sans en excepter le pouvoir législatif, une limite inspirée de son désir de garantir à ses sujets ainsi qu'aux habitants le libre exercice de leurs droits essentiels ; que, pour ce faire, il a institué un Tribunal suprême... et que les termes très généraux de l'article 14 ne laissent aucune place à la restriction de la compétence du tribunal ». De fait, celui-ci saisi, à plusieurs reprises, de requêtes, soit contre une révision des valeurs des monnaies et des cours des changes « commandée en quelque sorte par la crise économique issue de la guerre mondiale » (Aff. Pasqualini-Audibert, 21 octobre 1932, dernier considérant, sur le deuxième moyen tiré de l'inconstitutionnalité), soit contre l'intervention du législateur en des « circonstances exceptionnelles et graves » (aff. L. Blériot, 3 mai 1934, précitée, premier considérant, sur la compétence), les tint pour recevables (Cpr. une analyse, fouillée et neuve, du texte organique, de la nature spécifique du recours et de ces motifs distincts sur le plan de l'inconstitutionnalité d'un recours objectif pour excès de pouvoir et illégalité, le § 1 d'une note anonyme et fort remarquable : D. 1949, I, 354).IV. - Les deux dernières décisions ci-dessus, portant rejet des requêtes de la Société des Bains de mer et du Cercle des Étrangers à Monaco, marqueraient-elles un recul, du moins une attitude expectante du Tribunal suprême, comme si, « sur l'appréciation de sa compétence et des recevabilités du recours (il était) plus porté à décourager les plaideurs... (et à) ménager sa force pour ne pas en compromettre le respect » ?Il s'est, en tout cas, spécieusement décidé, le 10 décembre 1948, par un argument de « provisoire » et sur la foi prêtée à cette définition de la contre-requête que la disposition exceptionnelle de la loi, d'initiative gouvernementale, du 20 juin 1945, prorogée pour six mois par celle du 17 juillet 1948, n'entraînait nullement la privation de droits dont la protection est assurée par le texte constitutionnel invoqué à l'appui de la requête. Pour autant était écartée la discussion immédiate de cet aspect apparent, sinon réel, des choses, que la transformation interdite des hôtels et l'obligation imposée du maintien « dans leur intégralité et en bon état » des éléments du fonds de commerce, réduisit assez exactement, l'une, les propriétaires d'hôtels à une condition de redevables d'impôts et d'obligés aux réparations, et, l'autre, si les propriétaires de l'immeuble l'étaient aussi du fonds de commerce, à celle de simples locataires empêchés d'en faire cession. Était aussi ajournée celle de la comptabilité de conditions et de restrictions au plein exercice de la propriété avec le principe même de l'inviolabilité de ce droit garantie par la Constitution.Il n'a, d'ailleurs, ignoré ni les positions ni les thèses déjà affrontées du fonctionnement et des modes de l'hôtellerie au regard d'une clientèle n'existant plus et ne pouvant plus être attendue, d'une part, et, d'autre part, de l' « intérêt général » allégué comme raison d'un programme de rééquipement et de crédit hôtelier ; d'où, difficultés déjà éprouvées de financement et de mise au point d'une législation définitive, cependant que des reconductions automatiques ou déclarées des mesures exceptionnelles temporaires risquent d'équivaloir à un abus d'autorité : le prolongement des interdictions et des sanctions pénales sans compromis ni compensation est, en réalité, de nature à ruiner et supprimer finalement la propriété privée, et particulièrement la propriété commerciale avec laquelle, selon la plus juste des affirmations (Duguit, op. cit., t. V, 1925, § 25, p. 306), l'intérêt général est solidaire au point de faire imaginer et naître, au lieu de restrictions et d'entraves, des encouragements et des faveurs.Certes, la distinction entre le principe et l'inviolabilité d'un droit et les conditions mises par l'étatisme à son exercice est spécieuse. Il est et reste vrai à n'en pouvoir douter, que la propriété comme telle ou telle autre liberté constitutionnellement garantie, représente plus qu'un droit individuel, et que toute liberté devient pour son exercice une fonction sociale, et qu'il n'y a pas de « bien public » sans contrôle ou réglementation ; toutefois, il n'est pas de moindre expérience qu'aucune autorité ne saurait, en tant que telle, tâcher et réussir, par direction ou mainmise, à diminuer et anéantir pareil droit, et que des moyens formels ayant ou cachant ce but - forme et fond se déterminant à cet égard, l'une apportant à l'autre les subtiles nuances, - doivent trouver condamnation de leur éventuelle et authentique raison, susceptibilités ou sévérités de l'opinion publique, causes et influences politiques, erreur ou transgression du droit et du pouvoir... : l'harmonie des compromis et la continuité des règles font la valeur morale d'une législation et la force d'un régime.Une double raison de fait, - le temps écoulé trop bref pour juger d'une consolidation ou d'une modification des circonstances exceptionnelles invoquées, l'écho et les indices déjà relevés des projets ou accords du gouvernement princier et du Conseil national en vue de l'établissement d'un statut définitif abandonnant ou modelant la rigueur des dispositions deux fois discutées des lois nos 485 et 496, - semble avoir décidé le Tribunal suprême à ne point parachever sa mission d'un grand commentaire de droit constitutionnel et législatif : faire valoir de préférence la portion d'un litige la plus certaine, la moins exposée aux exercices et difficultés de dialectique, pour s'édifier davantage soi-même, est devoir de prudence. C'est la signification de sa décision du 19 octobre dernier. La vérité est une, mais si riche que les aspects en sont multiples ; les chemins lents ou infléchis qui y conduisent la font apparaître en sa plénitude et son unité.Joseph DELPECH,Doyen honoraire de la Faculté de droit de Strasbourg.